Á Ger Luijten
La patience a, semble-t-il, déserté les sociétés dites développées et nos existences de plus en plus mobiles, pressées et exténuées ! Du reste, face à ce que l’on nomme « l’urgence climatique », qui est aussi une urgence sanitaire et sociale à l’échelle de la planète, la valeur que l’on pourrait encore accorder à la patience paraît hors de propos. Sauf à se demander si l’impatience qui s’est depuis longtemps emparée de nos modes de vie n’a pas contribué à nous précipiter vers ce point de rupture aujourd’hui irréfutable. Nous n’aurions sans doute pas dédié un numéro de Mirabilia à « La Patience » si nous n’avions eu le bonheur de croiser, et de lire, l’ouvrage de Robert Harrison, Jardins. Réflexions sur la condition humaine, dans lequel celui-ci consacre un chapitre à la philosophie et à l’école d’Épicure. Bien loin du Carpe diem auquel il a été réduit, Épicure appelait à cultiver la patience, l’espérance, la gratitude et la frugalité. Si cette dernière nous parle de nouveau, ne serait-ce qu’à travers les polémiques qu’elle suscite, il n’en va pas de même des trois autres « vertus » mentionnées. Comment les entendre aujourd’hui ? Robert Harrison s’en explique dans le texte d’ouverture de ce numéro, « Épicure pour notre temps», qui est aussi une introduction aux deux numéros de Mirabilia qui jalonneront l’année 2023 et constitueront avec celui-ci une trilogie.
Indissolublement liée à l’espérance, la patience nous enseigne « à vivre l’inachevé, non comme ce qu’il faut fuir à tout prix, mais comme ce qu’il faut à la fois aimer – sous peine de ne pas vivre – et dépasser », écrit la philosophe Catherine Chalier, qui ne manque pas d’interroger aussi les limites de cette vertu. La patience prend alors le visage de ce que le peintre-verrier Henri Guérin nomme du beau mot de « recueillement ». Et ce n’est certainement pas Jean-Michel Desplanche, luthier depuis cinquante ans, qui le contredira ; dans l’entretien qu’il a accordé à Mirabilia, la première difficulté évoquée, et la première qualité requise selon lui par son métier, n’est pas l’habileté mais la concentration. Se recueillir ou se concentrer non pour se replier sur soi, mais, au contraire, pour se déprendre de ce qui nous agite habituellement et s’ouvrir à autrui, se rendre disponible au tout autre, ainsi que l’illustre le conte soufi revisité par Myriam Rubis
Inutile, cependant, de se voiler la face : la patience est un maître exigeant, voire déroutant quand, pour mieux s’emparer d’un être jeune, elle reste enfouie dans la forêt des « forces invisibles » qui ont régi l’existence du Caravage et de Joseph Conrad, auquel Anne Guglielmetti emprunte cette expression. Déroutante également dans la tendresse et l’incomparable délicatesse des toiles de Chardin où un enfant aborde, par le jeu, la question infiniment épineuse du temps et, précisément, « se joue de lui », ainsi que l’écrit Vincent Gille. Temps suspendu ou parenthèse indispensable au surgissement d’une vérité enfouie, telle est la vertu de la « Salle d’attente » du psychanalyste, comme nous le raconte, non sans humour, Michèle Faivre-Jussiaux. Mais « vivre l’inachevé », autrement dit le présent, ne serait-ce pas un luxe dans une société qui ne connaît plus que les « Autoroutes du numérique » ? se demande, à son tour avec humour, Fred Le Duff, qui enseigne le B.A.BA aux petites classes d’une école primaire.
À quelle saison Mirabilia aurait-elle pu associer la patience sinon à l’hiver et, sous nos latitudes, à sa rudesse, à son silence ? La rudesse de l’hiver islandais que Benedikt affronte chaque année, dans le roman de Gunnar Gunnarsson, Le Berger de l’Avent, dont on lira ici les premières pages, et le silence hivernal qui se referme sur Montchevrel, où nous entraîne Vincent Gille, comme sur les invisibles promesses des graines « en dormance », dont nous parlent Jean Génermont et Catherine Perrin. L’hiver et la patience ont en commun l’austère beauté, que l’on perçoit si peu dans nos métropoles, de toutes les valeurs de gris qui, du noir au blanc, estompent une ligne ou la magnifient et fascinent les artistes graveurs.
Nous souhaitons adresser nos plus vifs remerciements à la Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, avec qui nous inaugurons, pour ce numéro et les deux à venir, un partenariat grâce auquel nous pouvons reproduire des gravures contemporaines issues de son fonds. Nous nous souviendrons toujours avec émotion de l’accueil chaleureux que nous a réservé Ger Luijten et nos plus amicales pensées vont à l’équipe de la Fondation et tout particulièrement à Gaëlle de Bernède et à Juliette Parmentier-Courreau.
Que soient remerciés aussi le Fonds Henri Guérin et Sophie Guérin-Gasc, l’ensemble des auteurs et les éditions Zulma, Érès et EDP-Sciences pour leur générosité.