Lestée d'un minimum de prudence, Mirabilia n'aurait probablement pas choisi la frayeur pour thème de son numéro 3 ! Mais si le lien entre la frayeur et l'émerveillement peut paraître a priori problématique, en revanche il est certain que la prudence, toute vertu cardinale qu'elle soit, n'est pas la voie  la plus directe ou la plus immédiate au merveilleux. Même les chats, créatures prudentes qui aiment à contempler longuement, finissent par accomplir le saut décisif et périlleux...

Le saut auquel nous invitent les textes et les images réunies ci-après n'est périlleux que parce qu'il réclame que l'on distingue entre l'épouvante qui paralyse et la frayeur qui ébranle les assurances courantes pour mieux entrouvrir la porte sur l’étrange et le prodige.

Etranges sont effectivement, dans leur beauté magnifiée par l'art du graveur, les insectes des  Boîtes d'entomologiste et de poète de Patrizio Di Sciullo, qui constituent le cahier central, et prodigieuses la précision et la subtilité du processus qui régit la manifestation de la peur chez l'homme, dont le neurobiologiste Ledoux nous offre la description. C'est aussi à un passage, d’un cauchemar récurrent à des frayeurs apprivoisées par le truchement de fictions lues avec passion, que nous convient la psychanalyse Laurence Bouvet et Alice, sa jeune patiente de huit ans. Car contrairement à l'épouvante, la frayeur s'empresse de raconter. Les « histoires » ont donc la part belle dans ce numéro. Qu’il s’agisse des pages du Journal d’un loup que nous livre Brigitte Hautefeuille, où celui qui fait peur devient celui qui a peur, du conte des frères Grimm, La petite puce et le petit pou, dans lequel  les mots eux-mêmes sont pris de frénésie, ou du portrait-autoportrait  ironique qu’Ettore Sottsass dresse de l’homme contemporain dans Nature et métropoles.
Reste, ensuite, le pas qu’on ne peut franchir, le saut qu’on n’ose pas faire. Car il arrive que ce qui fait soudain irruption excède toute mesure, toute imagination, toute destinée. La cause de la frayeur peut être l’irruption d’un messager divin,  comme c’est le cas des Annonciations étudiées par Nancy Ireson. Il peut s’agir d’une ombre improbable et menaçante aux yeux d’un enfant, comme s’en souvient Vincent Gille. L’événement peut survenir du fait de la folie des hommes : Jean-Marc Felzenszwalbe repère dans une déposition de croix de Rosso Fiorentino la trace profonde laissée dans l’esprit du peintre par le sac de Rome en 1527. Cette frayeur peut enfin naître d’une nature déchaînée : Yaroslav Pigenet nous rappelle que l’éruption du Krakatoa s’est annoncée, plusieurs semaines avant,  par de gigantesques détonations (et le mot frayeur vient du mot « fracas »). Comme le suggère enfin Anne Guglielmetti dans son regard sur La leçon de piano d’Henri Matisse, il arrive que peur et merveille s’épousent. L’instant liminaire du merveilleux s’étire alors comme en un temps suspendu et le monde disparaît sous un gigantesque voile de cendre noire dont l’éparpillement dans les hautes couches de l’atmosphère teintera pendant des années les couchers de soleil, à l’autre bout de la terre, d’un rouge sang. Cette dimension excessive peut donc parfois colorer le merveilleux d’une teinte sombre et inhumaine.